Nos propositionsNotes

Note #36

Préserver la supervision publique de l'anti corruption

L'externalisation des opérations de contrôle de l'AFA

Depuis 2019, l’AFA externalise une partie de ses opérations de contrôles à des cabinets d’avocats et des cabinets d’experts-comptables. Le mobile de ces externalisations pérennisées semble devoir être recherché dans les moyens limités de l’AFA pour réaliser ses contrôles. Alors même que cette dernière et son ministère de tutelle, ont opéré un effort déontologique dans la rédaction de ces marchés, cette forme d’externalisation apparait encombrante et implique un risque de perte de maîtrise de la régulation publique voire de capture. En effet, en dépassant une approche intentionnelle voire délictuelle de la capture, il convient de constater les conséquences de marchés publics permettant à des tiers de se positionner, encore davantage, en « experts » à la confluence du régulé et du régulateur tout en entretenant une relation commerciale avec les deux. Cette forme d’externalisation constitue sans doute une impasse, dans la mesure où elle aboutit à une vision figée, autoentretenue et organique du savoir « expert » qui ne trouve et ne peut chercher que très peu d'appuis dans l'espace social. Afin d’éviter l’institution d’une expertise en vase clos, il convient d’inclure dans les discussions concernant la loi Sapin 2 une réflexion politique relative à un plafonnement de l’externalisation des contrôles de l’AFA tout en construisant les moyens d’une réinternalisation.

Surtout abordée par le prisme du scandale, la « polémique sur les cabinets de conseil », ou « l’affaire » Mckinsey, a son lot d’anecdotes croustillantes. Pourtant, il est apparu nécessaire de dépasser cette approche par le scandale afin d’évaluer la réalité de ces formes d’externalisation et leur ampleur. Aussi, de nombreuses institutions publiques se sont portées sur la question, dénonçant parfois « un phénomène tentaculaire » et qualifiant les éléments mis en lumière au cours de la crise sanitaire de « face émergée de l’iceberg » (Sénat, Rapport n° 578, 16 mars 2022, sur l’influence croissante des cabinets de conseil privés sur les politiques publiques sur « Un phénomène tentaculaire : l’influence croissante des cabinets de conseil sur les politiques publiques »). Afin de permettre une appréhension plus complète du phénomène, le Sénat et la Cour des comptes ont fait le choix de retenir l’expression de « recours par l’État aux prestations intellectuelles de cabinets de conseil privé ».  

Dans ce cadre, le principal support juridique utilisé est le marché public passé sous la forme d’un accord-cadre à bons de commandes permettant d’envisager une passation et un encadrement interministériel. De ce point de vue, l’accord-cadre constitue une facilité contractuelle, parfois inadaptée (J.-F. Kerléo, M. Amilhat, « Un cadre juridique et déontologique pour un recours vertueux de l’État aux cabinets de conseil, Note 24#, 6 avril 2022), qui permet d’offrir à l’administration un vivier de prestations dans lequel les services pourront venir piocher au fil de l’apparition de leurs différents besoins. 

Il semblerait néanmoins que les rapports et typologies listés par ces travaux ne permettent pas d’appréhender une des déclinaisons des prestations de conseil : celle, sans doute paradoxale, à laquelle nous allons nous intéresser aujourd’hui, consistant en l’externalisation de la « dimension externe de la compliance ». Du point de vue de l’Administration, il y aurait une dimension externe de la compliance en ce qu’elle « s’adresse à des personnes extérieures à l’administration » et qu’elle « est développée comme une méthode qui permet à l’autorité de régulation d’imposer la poursuite de certaines finalités d’intérêt général aux opérateurs économiques » (A. Oumdjkane, Compliance & droit administratif, thèse soutenue le 5 décembre 2022 à l’Université de Montpellier, p. 35).

Il semblerait que plusieurs autorités de régulation s’appuient, à des degrés variables, sur des cabinets d’avocats et des cabinets d’experts-comptables, que nous appellerons cabinets d’audit, pour réaliser les contrôles des secteurs régulés qui leur ont été confiés. Il semble encore difficile de trouver trace de ces prestations et les rapports susvisés n’en font pas mention.  

La supervision publique, exercée par un régulateur en matière de compliance, reposant notamment sur des contrôles sur pièces et sur place, implique une expertise plurielle. En s’émancipant de la division entre l’interne et l’externe, celle-ci nécessite de s’assurer de la bonne internalisation des outils de la compliance dans la gouvernance et la gestion des entités régulées. Ces contrôles impliquent, sans ce que cette liste ne soit exhaustive, des compétences en matière de droit, de gestion des risques, d’audit et souvent de comptabilité. Enfin, cette liste à la Prévert doit être complétée par la capacité, des agents publics en charge du contrôle, à comprendre les secteurs et métiers supervisés. 

L’externalisation de la supervision en matière de compliance semble constituer une zone d’ombre, que la lumière des récents travaux relatifs aux cabinets de conseil n’a pas su lever. L’expertise ici recherchée ne semble pas correspondre aux typologies évoquées par le Sénat, la Cour des comptes ou l’IGF. Par ailleurs, les travaux mentionnés se sont concentrés sur les commandes passées par l’État et ses établissements publics. Les autorités publiques et administratives indépendantes, formes juridiques privilégiées pour la supervision de la compliance, n’ont pas été intégrées aux rapports et encadrements mentionnés. Cependant, la forme hybride, d’un des derniers arrivants de la régulation, semble paradoxalement nous offrir la perspective d’une meilleure appréhension du phénomène. 

En effet, l’Agence française anticorruption (AFA), dont la forme s’inspire de la figure de l’agence de régulation indépendante (ARI), sans relever du statut d’autorité administrative indépendante, est un service à compétence nationale, placé auprès du ministre de la Justice et du ministre chargé du Budget. En conséquence, les marchés publics visant à répondre aux besoins de cette dernière sont commandés par le ministère de l’Économie et des Finances. Or, le rapport de la Cour des comptes attise la curiosité en mentionnant « deux bons de commande de l’AFA relatifs à des prestations de conseil » (Cour des comptes, Rapport public thématique, Le recours par l’état aux prestations intellectuelles de cabinets de conseil, Juillet 2023). Par ailleurs, les récentes évolutions issues de la circulaire du 19 janvier 2022 s’appliquent aux marchés passés pour l’AFA. 

Le contexte d’action de l’AFA peut nous permettre, à partir d’un exemple concret, d’explorer une pratique de l’externalisation de la supervision en matière de compliance, pour mieux l’étudier en tant qu’hypothèse. Ce phénomène, encore en chantier, doit être décrit puis interrogé notamment dans l’optique de déterminer sa légalité. Il convient également, de déterminer le mobile et l’opportunité de la privatisation de la supervision, qui semblerait pouvoir être multifactorielle. Cette pratique doit enfin être replacée dans le cadre d’une politique publique de prévention de la corruption s’appuyant sur la compliance et d’éprouver, de ce point de vue, les pistes d’encadrement, notamment déontologiques, qui voient progressivement le jour. 

Fichiers

Publié le 02/02/2024

L'auteur

Yanisse Benrahou
Yanisse Benrahou

Yanisse Benrahou