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Démocratie et Etat de droit : une conjugaison par la Cour constitutionnelle de Roumanie ?

Lors des élections présidentielles en cours, la Cour constitutionnelle de Roumanie a rendu une série de décisions inédites. Des décisions à haut risque qui placent Démocratie et État de droit sous tension. Décryptage.

Démocratie et Etat de droit : une conjugaison par la Cour constitutionnelle de Roumanie ?
Images libres de droits de Bucharest population

L’annulation des élections présidentielles en Roumanie a suscité une grande attention en Europe, que s’est-il passé exactement sur le plan juridique ?

Il y a en réalité plusieurs étapes. Les principales ont donné lieu chacune à une décision de la Cour constitutionnelle.

La première est intervenue en octobre dernier lorsque la Cour a prononcé l’exclusion de Mme Diana Iovanovici-Sosoaca, au motif que « (s)es déclarations publiques, ses prises de position et ses convictions sont incompatibles avec les valeurs constitutionnelles et les exigences d’une société démocratique » (décision n° 2 du 5 octobre 2024). L’examen s’appuie juridiquement sur le serment de fidélité prononcé par la personne élue à la fonction de Président, dont les « éléments », précise la Cour« à savoir le respect de la Constitution et la défense de la démocratie, sont des conditions que le candidat doit remplir dès le moment où il dépose sa candidature ».

Députée européenne, remarquée pour avoir été expulsée de l’hémicycle à Strasbourg après avoir interrompu les débats par ses cris, cette ex-sénatrice, exclue du parti AUR, créditée à l’époque de 14% des intentions de vote a ainsi été écartée de l’élection. À ma connaissance, c’était inédit dans l’histoire de la Roumanie. Cette décision avait déjà suscité des interrogations, voire des inquiétudes, bien au-delà des partis d’extrême droite. Et, de toute évidence, au sein de la Cour elle-même, au regard d’une courte majorité de cinq juges sur les neuf qui la composent.  

Le point de bascule a lieu un mois après, en décembre. C’est la deuxième étape. Dans des conditions pour le moins singulières, la Cour Constitutionnelle a annulé, deux jours avant la tenue du second tour, tout le processus électoral relatif à l’élection du Président de la Roumanie (Décision n° 32 du 6 décembre 2024).

Il faut rappeler brièvement le contexte. A la surprise générale, déjouant tous les pronostics, et au premier chef ceux des « officiels », un candidat jusqu’alors très peu connu, M. Călin Georgescu, était arrivé nettement en tête du premier tour, le 24 novembre, avec près de 23% des voix. Un résultat acquis dans les derniers jours grâce à une campagne TikTok devenue virale, couplé au rejet de la plupart des autres candidatures dans une offre politique que l’on peut juger globalement dégradée, usée par des coalitions et crises régulières. Ce tour de scrutin avait initialement été validé par la Cour constitutionnelle. Un recomptage des voix avait été ordonné, lequel n’avait mis à jour aucune fraude électorale, de facture classique si l’on peut dire. Ceci avant que la Cour ne reconsidère finalement sa position et prononce une invalidation d’office, à l’unanimité de ses membres. 

L’invalidation d’office d’une élection à ce niveau est déjà une rareté juridique. La circonstance que la décision repose, à la fois sur le rôle des technologies numériques dans les campagnes électorales – la Cour évoque une « exploitation abusive des algorithmes » – et sur l’influence extérieure d’un autre État, en fait un précédent inédit.

Un nouveau scrutin est donc organisé, le premier étant fixé le 4 mai prochain, le second au 18 mai.

Nouveau rebondissement, et dernière étape à ce jour, l’enregistrement de la candidature de Călin Georgescu a été rejeté par le Bureau électoral central le 9 mars, ce que la Cour constitutionnelle a confirmé le 11 mars.

Quelle est la motivation juridique de cette dernière décision ?

Il faut l’analyser conjointement avec la décision administrative du Bureau électoral central, dont la Cour attribue l’office d’appliquer directement la Constitution.

Tout repose sur les deux premières décisions citées de la Cour constitutionnelle, motif pris de ce que l’on pourrait qualifier une autorité absolue de chose jugée. Elle agit, en ciseaux, sur les deux principales branches du problème.

Primo, sur la compétence. En s’appuyant sur le précédent du 5 octobre, il est posé que « les conditions formelles de la candidature ainsi que les conditions spéciales de fond, y compris la déclaration du candidat indiquant qu’il remplit les conditions légales pour se présenter, doivent être analysées tant sous l’angle de leur conformité avec le cadre constitutionnel que sous celui de leur subsidiarité par rapport à la position du candidat, en termes de manifestation de son attitude susceptible d’atteindre ou non le cadre constitutionnel » (décision n°18 D du 9 mars 2025). Cas d’école d’une habilitation particulièrement extensive.

Secundo, sur la matérialité. Cette fois, c’est la décision du 6 décembre qui est mobilisée. En particulier « les considérations qui y sont directement liées » comme l’écrit la Cour (décision n°7 de 11 mars 2025), les motifs de droit et de fait pourrait-on dire.

Alors que, en droit pur, en présence d’une nouvelle campagne, l’enregistrement concernait pourtant, par hypothèse, une autre candidature et un autre processus électoral. Raisonnement balayé par la Cour constitutionnelle : « bien qu’il s’agisse d’un nouveau processus électoral, il s’inscrit dans les mêmes coordonnées et dans la même logique d’assurer la succession du mandat présidentiel obtenu en 2019 ». Pour le reste, ubi eadem est ratio, ibi eadem solutio esse debet (là où la raison est la même, il doit y avoir la même solution).

Quelle est la portée de telles décisions ?

La Commission européenne pour la démocratie par le droit, organe consultatif du Conseil de l’Europe couramment appelé « Commission de Venise », a rendu, le 27 janvier 2025, un rapport urgent sur l’annulation des résultats des élections par les cours constitutionnelles qui sonne comme une mise en garde. Il y est légitimement souligné que le pouvoir des cours constitutionnelles d’invalider des élections d’office devrait être limité à des circonstances exceptionnelles (principe de l’ultima ratio) et clairement réglementé, afin de préserver la confiance des électeurs dans la légitimité des élections.

Une réglementation qui n’existe pas et que la Roumanie n’a pas eu le temps de mettre en place avant ce second scrutin.

Quant à la confiance, d’après les enquêtes menées depuis l’annulation, celle qu’accordent les Roumains aux institutions de l’Etat et acteurs de la scène politique a chuté drastiquement, au plus bas niveau. Douloureux paradoxe quand on observe que la participation au premier tour du scrutin annulé avait progressé de cinq points par rapport à celui de 2019.    

Si l’on veut bien ne pas s’évanouir dans de magnifiques débats et autant de postures, qui ne servent guère la cause, il y a une série de questions opérationnelles majeures posées au juriste. Celles de la caractérisation d’une incrimination faiblement déterminée, dans son périmètre comme dans son degré, liée à l’ « atteinte à la Constitution et à la démocratie », voire aux « valeurs constitutionnelles », de la preuve et des garanties procédurales.

Sur ce point, la décision du 6 décembre a été prise sur la base de documents fournis par le Conseil suprême de défense. Ce à quoi la Commission de Venise tend à répondre que « toute décision d’annuler une élection doit être suffisamment expliquée, en exposant clairement les faits prouvant de graves irrégularités ».

Autrement dit, une bonne raison ne suffit pas à faire de bonnes décisions.

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Publié le 21/03/2025 ∙ Média de publication : Le club des juristes

L'auteur

Mathieu Disant

Mathieu Disant