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Note #41

L'éthique publique des affaires

Essai de définition et déclinaison de nouveaux champs de recherches

Fichiers

L’Observatoire de l’éthique publique a vu le jour en janvier 2018 en nourrissant l’ambition de faire progresser la transparence et la déontologie de la vie publique. Deux ans après sa création, il s’est tourné vers l’éthique des affaires en publiant dans Le Monde une tribune collective intitulée « Faisons de la France une nation pionnière en matière d’éthique des affaires »[1]. Dans un premier temps, le choix de créer un département d’Éthique des affaires au sein de L’OEP a été peu compris de l’intérieur de notre think tank comme à l’extérieur. Une partie de l’équipe scientifique de l’Observatoire, principalement constituée de juristes en droit public et de politistes, n’a pas immédiatement saisi l’intérêt de penser l’éthique des entreprises. De l’extérieur, il est apparu étonnant qu’un think tank dont l’activité était centrée originellement sur la vie publique puisse s’intéresser à la vie des affaires. Du reste, il faut reconnaître que, malgré cinq années de recherche consacrées à l’éthique des affaires, la dénomination de l’OEP empêche encore aujourd’hui sa pleine reconnaissance par les acteurs du monde de l’entreprise qui ne nous identifient pas comme un observatoire de l’éthique privée et qui n’ont guère d’appétence pour l’adjectif « public ». Nous n’avons eu de cesse d’expliquer et d’assumer que, si l’Observatoire venait sur le terrain de la sphère des affaires, c’est parce que nous considérions l’entreprise comme une institution politique et une res publica. Notre démarche de création d’un département d’Éthique des affaires s’est inscrite dans le cadre de la philosophie cicéronienne de la bene gesta, dont Moïra Crété et Armand Hatchuel ont réactualisé tout l’intérêt il y a quelques années[2]. Cicéron a forgé la notion de « res publica bene gesta » qui doit s’entendre comme la bonne administration des affaires publiques. Selon lui, les responsables publics doivent avoir un sens élevé du devoir et du bien commun devant reposer sur la vertu (virtus), la justice (iustitia) et l’honneur (gloria). Or, dans la pensée cicéronnienne, ce qui vaut pour les dirigeants de la Cité vaut pour les dirigeants privés : toute action économique doit reposer sur une bonne gestion supposant l’honnêteté (honestas), la justice (iustitia) et l’utilité publique (utilitas publica). Cette idée a fait son chemin au sein de L’OEP, en particulier à la suite de notre université d’été de septembre 2021 dont la thématique a été : « De l’éthique publique à l’éthique des affaires ».

À cette occasion, il est apparu plus clairement aux membres de notre équipe scientifique qu’il existait de très nombreuses porosités entre la sphère publique et la sphère des affaires, l’une et l’autre s’influençant mutuellement et que nous avions bien fait de nous emparer du sujet. D’une part, durant ces trois jours de travaux, nous avons longuement évoqué les risques de collusion de la puissance publique avec le monde des affaires.


Au quotidien, nos dirigeants publics font l’objet de pressions de la part des lobbies et sont confrontés à divers conflits d’intérêts, tout spécialement lorsqu’ils disposent de prérogatives en matière de commande publique. Au surplus, ils sont familiers des allers-retours (pantouflage et rétro-pantouflage) entre le secteur public et le secteur privé, ce qui soulève un certain nombre de difficultés éthiques. D’autre part, nous avons réfléchi ensemble au fait que la puissance publique avait elle-même tendance à s’immiscer activement dans la sphère des affaires pour dicter le champ des responsabilités de celle-ci. Tandis que la sphère publique connaît un mouvement de privatisation depuis une trentaine d’années sous l’influence des théories du New public management, l’on a postulé l’hypothèse inverse pour l’éthique des affaires qui connaît, à notre sens, un mouvement de publicisation. Fondée à l’origine essentiellement sur le volontariat des entreprises, la business Ethics, importée des États-Unis dans le droit français à compter des années 1990, a fait l’objet de réglementations de plus en plus poussées et contraignantes, notamment depuis la loi Sapin 2 du 9 décembre 2016. En clair, les pouvoirs publics aussi bien nationaux, européens qu’internationaux ont adopté de plus en plus de règles de hard law en vue d’inciter, de garantir, promouvoir et encadrer l’éthique des entreprises et la vie des affaires.


Au terme de cette université d’été, j’ai pour ma part réalisé une conférence et pris deux initiatives. Dans la foulée de l’université d’été, j’ai donné une conférence à Sciences Po Paris en octobre 2020 portant sur « les enjeux de l’éthique publique des affaires » au sein de l’Executive Master Gouvernance territoriale et Développement urbain. J’ai ensuite suggéré au directeur de l’Institut des sciences et humanités de l’université polytechnique des Hauts de France, Frédéric Attal, de créer un nouveau parcours intitulé « Éthique publique des affaires » dans le cadre du master de droit public des affaires que je dirigeais. Enfin, j’ai proposé à deux membres de L’Observatoire, Mathieu Disant (professeur de droit public à l’université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne) et Mathias Amilhat (maître de conférences HDR en droit public à l’université de Toulouse Capitole) que nous dirigions un ouvrage programmatique éponyme sur les liens qu’entretiennent l’éthique publique et l’éthique des affaires. À cette heure, cet ouvrage, que nous avons intitulé « Éthique publique des affaires » sur la proposition de Mathieu Disant, est encore en gestation mais devrait voir enfin le jour d’ici la fin de l’année.


Aussi, la présente note poursuit-elle trois objectifs. Premièrement, elle entend avancer une proposition de définition de ce que nous dénommons « Éthique publique des affaires ». Deuxièmement, elle essaie de dresser l’inventaire des principales notions et thématiques qui pourraient appartenir à ce champ d’études lequel comporte une dimension fortement interdisciplinaire, à la charnière du droit public, du droit des affaires, des sciences de gestion et de l’économie et accessoirement de la science politique et de la sociologie.


Troisièmement, conformément à la tradition des notes OEP, le lecteur trouvera au terme de cette note quelques propositions de recherches concrètes pour investir ce champ d’études.


Cette note n’est qu’un humble premier document de travail qui tente de poser les premières pierres de l’éthique publique des affaires. Il ne s’agit que d’un draft, pour parler comme nos collègues anglo-saxons, car il est évident qu’il faudrait plusieurs thèses sinon plusieurs vies de chercheur pour parvenir à définir et développer toutes les ramifications du concept d’éthique publique des affaires. Au reste, la recherche française et internationale n’ont pas attendu cette nouvelle appellation d’origine incontrôlée pour multiplier les travaux en la matière à l’image de l’excellent dossier de la Revue française d’administration publique intitulé « La régulation entre intérêts publics et intérêts privés » qui a fait suite à la journée d’études interdisciplinaires organisée à l’université de Paris Nanterre le 18 septembre 2023 par deux membres de L’OEP, Sophie Harnay et Laurence Scialom (toutes deux professeures à l’université de Paris Nanterre)[3].


Avant d’entrer dans le vif du sujet, une première définition de travail, qui n’a rien de définitif, peut être proposée pour l’éthique publique des affaires. L’EPA pourrait représenter l’ensemble des normes publiques incitatives ou contraignantes, adoptées par les régulateurs nationaux, européens et internationaux visant à neutraliser la capture de l’éthique publique par la sphère des affaires (I) ainsi qu’à régir l’éthique des affaires (II). En somme, l’EPA représente d’un côté, l’Ethics of Public Affairs, de l’autre, la Corporate Public Ethics.

Fichiers

Publié le 19/03/2025

L'auteur

Matthieu Caron

Matthieu Caron

Directeur du département Éthique des affaires